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« Avec l’IA, il est peu probable que le monde de 2050 ressemble à ce que nous pouvons imaginer aujourd’hui »

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    Cercle des Épargnants
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Vincent Petit,

Senior VP Climate & Energy Transition Research, directeur  du Sustainability Research Institute  de Schneider Electric

Portrait de Brice Tinturier
Vincent Petit

Où en sommes-nous de la révolution IA ?

En matière d’IA, nous sommes encore loin d’avoir tout vu même s’il faut rester humble avec ce genre de prévisions car en réalité, il est difficile de prévoir exactement où nous en serons dans 5 ans. Une fois cette précaution prise, nous pouvons tout de même afficher quelques certitudes. La principale est que l’IA est une technologie à usage général,"general purpose technology" en anglais. Les économistes y voient en effet une révolution comparable à celle de la machine à vapeur ou de l'électricité : l’usage que l’on peut en faire sera général, ce qui traduit une capacité à se diffuser dans de très nombreux secteurs. Autre caractéristique d’une technologie d’usage général : ses performances sont en progression constante au cours du temps. Enfin ce type de technologie permet d'engendrer de nouvelles innovations, dans d'autres secteurs.

 

Tous les secteurs sont donc concernés par l’IA ?

Tous, sans exception, de la médecine, à l'astrophysique, en passant par la science des matériaux ou évidemment la finance. Si on regarde un peu en arrière, nous pouvons dire qu’il y a 20 ou 30 ans nous avons assisté à une première révolution internet ayant consisté à connecter les gens entre eux. C’est d’ailleurs la production considérable de données de cette révolution numérique qui conduit naturellement à l’IA, la solution pour traiter cette masse d’information et créer de nouveaux usages et services. Aujourd’hui, avec l’IA, nous franchissons une étape supplémentaire en connectant les gens aux machines, mais aussi en connectant les machines entre elles, ce qui décuple les possibilités.

 

L’IA est-elle vraiment une nouveauté ?

Non et ce point est d’ailleurs très intéressant. On retrouve des prémices de l’IA dès les années 50. Depuis cette époque, en revanche, l’IA a connu plusieurs « hivers » et « printemps » successifs. Mais effectivement le sujet a pris une importance considérable au cours des dernières années. Parce que justement elle est assez ancienne, nous pourrions légitimement nous demander si nous ne sommes pas dans un phénomène de mode, dans une bulle d’investissement qui pourrait se dégonfler comme cela a été le cas à la fin des années 50. Cette fois-ci, pourtant, le sujet me semble différent. La principale nouveauté c’est que nous avons atteint aujourd’hui un niveau de performance exceptionnelle en matière de micro-processeur, ce qui offre aux ordinateurs une puissance de calcul phénoménale qui n’existait pas il y a encore 10 ans. A titre de comparaison, une puce IA actuelle effectue 82 milliards de fois plus d'opérations que l'ordinateur de bord d'Apollo 11[1]. Et ce sont ces nouvelles possibilités de calcul qui révolutionnent l’usage qu’on peut en faire. Et j’ajoute que l’industrie continue de progresser à une vitesse qui défie l’imagination...


Quelles sont les différentes catégories d’IA ?

Il y a plusieurs types d'Intelligence Artificielle. Ce terme recoupe d’abord la capacité d’optimiser un processus industriel. C’est ce que l’on appelle l’automation. Cela existe depuis les années 80, la différence étant qu’aujourd’hui nous possédons des capacités de calcul largement supérieures à celles qui existaient à cette époque.


La seconde brique de l’IA est ce que l’on appelle le « machine learning », qui connaît un formidable développement depuis trois ans. C'est la capacité pour un ordinateur à progresser, à acquérir une intelligence que l’on qualifierait de supervisée. L’un des usages permis par cette avancée concerne le processus prédictif. Nous sommes désormais mieux capables de prévoir la panne d'une machine, d'un moteur, avant que celle-ci ne survienne. Pour la santé, le « machine learning » permet d’améliorer les diagnostics médicaux.


La troisième catégorie qui se développe depuis un an environ est « l’intelligence artificielle générative ». C'est l'âge de Chat GPT, qui repose sur des « large langage models », LLM. Ce sont des modèles ayant récupéré toutes les données existant sur internet, capables de comprendre le langage humain et donc de restituer des choses, ou d’en créer.


La dernière frontière, toute récente, c’est l’intelligence « agentique ». Il s’agit de systèmes capables d'agir de manière autonome, de planifier et d'exécuter des séquences d'actions pour atteindre un objectif. C'est la prochaine frontière après les LLM conversationnels, le nouvel âge d’or de la robotisation.


Au-delà, on parle d’intelligence artificielle générale, la capacité pour une IA d’accomplir toute tâche cognitive humaine, mais cette perspective reste aujourd’hui une hypothèse.


Les investissements en IA sont colossaux, au point de susciter des inquiétudes sur la rentabilité qui se cache derrière. Sommes-nous à l’aube de l’éclatement d’une bulle technologique ?

Difficile de répondre avec certitude. On peut en effet s’interroger sur le fait qu’en face de ces investissements très importants, peut-être que les usages rééls mettront plus de temps que prévu à se répandre, ce qui pourrait générer ponctuellement des déceptions. C’est ce qui est arrivé avec Internet au début des années 2000. Pourtant, il y a une grande différence avec cette période : à l’époque de la bulle internet, les sommes investies étaient effectivement colossales mais la différence – majeure – est que les entreprises n’étaient pas rentables. Aujourd’hui, à l’inverse, les entreprises qui investissent dans l’IA sont très rentables. Elles ont la capacité, donc le temps nécessaire pour absorber d’éventuels retards dans le déploiement de ces technologies, déploiement qui aura lieu quoi qu’il arrive, exactement comme on l’a vu pour Internet. Nous ne sommes jamais revenus au fax après la crise Internet du début des années 2000.


Il faut également distinguer deux dynamiques : d'un côté, les investissements massifs dans les LLM américains, de l’innovation de rupture ; de l'autre, une approche plus ciblée comme celle de la Chine avec son plan « IA + Manufacturing », qui vise l'intégration de l'IA dans les équipements de fabrication réels. Cette seconde approche est basée sur des investissements rentables, fléchés vers des gains mesurables, et basés sur des technologies connues.

 

Parmi les enjeux concrets de l’IA, on trouve l’efficacité énergétique, sujet que vous connaissez bien.

Oui, nous connaissons bien le sujet. Chez Schneider Electric, nous pratiquons l'IA au sens du machine learning depuis le début des années 1980, lorsque l'automatisation a commencé à devenir véritablement numérique.

Nos études de cas concrètes sur l'IA montrent des résultats reproductibles. Notre dernière étude sur 624 bâtiments scolaires en Suède a montré un potentiel de réduction de 15% de la consommation d’électricité, et un impact environnemental très positif. Pour une tonne de CO2 d’investissement, on en économise 60[1]. Une revue systématique de 472 études a également conclu que l'optimisation de l’HVAC pilotée par l'IA réduit la consommation de 20 à 50%.

Ce sujet est majeur quand on sait qu’en France moins de 10% des bâtiments sont équipés d'un système de contrôle d’efficacité énergétique. Il suffit de se promener dans certains quartiers de Paris à la nuit tombée pour se rendre compte qu’on gaspille pas mal d’énergie avec tous ces bâtiments qui continuent d’être éclairés alors qu’ils sont vides. Et je parle ici d’une application de base. D’ailleurs, d’une manière générale, entre 10% et 15% seulement des PME ont implémenté des solutions de contrôle numérique sur leur processus industriel. Cela permet de mesurer l’ampleur des progrès qui pourraient encore être réalisés dans ce domaine.

Et on ne parle même pas là des LLM ou de l’intelligence « agentique ». Ce que nous observons, c'est que le numérique « simple » couplé à des technologies modernes d'électrification – smart grids, microgrids, BMS, véhicules électriques – donne d’ores et déjà des gains très significatifs.

 

Faut-il s’inquiéter pour l’emploi ?

Là aussi, il y a plusieurs écoles. Certains estiment qu’un certain nombre de tâches pourront être effectuées par les ordinateurs ce qui conduira inéluctablement à des pertes d'emplois. Daron Acemoglu (MIT) met en garde contre les effets de déplacement sans création suffisante de nouvelles tâches. Goldman Sachs estime que 300 millions d'emplois dans le monde pourraient être impactés (pas nécessairement supprimés).


A l’inverse, d’autres comme le récent prix Nobel Philippe Aghion sont résolument optimistes. C’est l'innovation destructrice théorisée par Schumpeter. Pour lui, l’IA est un outil qui va augmenter la productivité des travailleurs. J’ai tendance à m’inscrire dans cette ligne-là et à considérer que la richesse créée par l’IA sera très importante et donc qu’elle bénéficiera au plus grand nombre. En revanche, nous assisterons probablement à une transformation des emplois.


Des données empiriques récentes le suggèrent d’ailleurs : 2,4% des travailleurs américains ont vu leur emploi impacté par l'IA en 2024. Parmi ces impacts, 40% sont des suppressions de postes, mais 60% sont des transformations de poste nécessitant de nouvelles compétences.


Mais la vraie question qui pourrait se poser est celle du creusement des inégalités, entre d’un côté ceux qui seront en mesure de maîtriser l'intelligence artificielle et auront potentiellement accès à des gains de productivité considérables et de l’autre ceux qui n’y auront pas accès, qui resteront donc sur des niveaux de productivité plus faibles. A mon avis, c’est là qu’est l’enjeu. Et je pense que cela concerne non seulement les différents types d’emploi, mais aussi les nations entre elles.


L’IA aura-t-elle des conséquences sur l’industrie de la finance ?

Clairement ! 85% des institutions financières ont déjà déployé de l'Intelligence Artificielle aujourd'hui. Cela leur permet de faire du credit scoring ou de la détection de fraude par exemple. Les robo-advisors gèrent désormais 2 500 milliards de dollars d'actifs. L'IA transforme également la gestion des risques, l'analyse de marché en temps réel et la conformité réglementaire automatisée. Dans ce secteur, le retour sur investissement (ROI) observé est de l’ordre de 15-20%, bien supérieur à la moyenne.


Comment l’IA redessine-t-elle notre futur ?

Nous pouvons essayer de nous projeter dans le futur, et de cerner en quoi l’économie de 2050 pourrait être différente de celle de 2025. Avec, pour ce qui me concerne, toutes les questions qui se posent sur le futur système énergétique sur lequel elle sera adossée.


Quelques questions. Conduirons-nous encore des voitures dans 15 ans ? Quels impacts sur le marché des assurances, en termes de trafic routier, de gestion des flux logistiques ? Quand on se promène dans les rues de San Francisco ou de Shenzen, on peut raisonnablement s’interroger si ce futur est aussi lointain qu’on l’imagine.


Pour l’industrie, que se passera-t-il dans 10 ans si des robots (des « agents » AI) sont en mesure de réaliser la plupart des tâches dans un site industriel, et ce chaque jour de la semaine, toutes les heures du jour ? Certaines de ces usines, qu’on appelle en anglais « dark factories », existent déjà. Et quels impacts sur la stratégie de localisation des entreprises ? Quel sera dès lors le facteur déterminant ?


Quid du télétravail ? Même si on assiste actuellement à un retour au bureau, n’est-il pas envisageable que dans 10 ou 15 ans, le travail à domicile devienne la norme et non plus l’exception ? Et quels impacts sur l’urbanisme ? Aux Etats-Unis, on voit déjà émerger un phénomène de désurbanisation.


Il faut raison garder quant aux inerties et aux blocages de tous ordres qui pourront freiner ces transformations, mais force est de constater qu’elles ont déjà commencé, en particulier aux Etats-Unis et en Chine. Il faut aussi avoir en tête que l’IA touchera également l’éducation et l’information, avec des conséquences qui seront à la hauteur des choix que nous aurons fait collectivement. Le futur n’est pas écrit.


Enfin, l’IA va révolutionner la recherche. Elle a d’ailleurs déjà commencé : c’est une technologie à usage général. Les progrès scientifiques et techniques sont donc amenés à s’accélérer et il est donc peu probable que le monde de 2050 ressemble à ce que nous pouvons imaginer aujourd’hui.


La France est-elle en retard en termes d’IA ?

La France a deux avantages compétitifs très importants en termes d’IA : de très fortes compétences en mathématiques, avec des ingénieurs de très haut niveau que le monde entier nous envie, et dont beaucoup s’expatrient d’ailleurs dans la Silicon Valley... Mais aussi une énergie bon marché, grâce à un parc électrique décarboné, très compétitif pour le moment, et une expertise considérable dans le domaine de la gestion de réseaux électriques complexes. L’énergie est clef dans ce domaine car les serveurs IA sont voraces en électricité. L’IA ne peut se développer que sur un système électrique ultra-moderne et performant. 

La France a donc les atouts pour jouer un rôle de pionnier dans ce domaine, et de leader en Europe, à condition de prendre le sujet à bras le corps. Le potentiel de rattrapage sur des applications ciblées dans les bâtiments et l’industrie est notamment considérable à court-terme.


[1]Appollo 11, la première des missions qui a permis de marcher sur la Lune en 1969 (ndlr)









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