Interview Gabriel Karaboulad responsable de l’allocation d’actif chez Neuflize OBC
- Cercle des Épargnants
- 31 mars
- 4 min de lecture
Dernière mise à jour : 1 avr.

« L’épargne des ménages et des institutionnels français sera plus probablement mobilisée via les grands fonds privés spécialisés dans le private equity ou la dette privée »
L’Europe a décidé d’accélérer en matière de financement de l’industrie de la Défense. Ses premières annonces sont-elles réalistes financièrement ?
La première remarque d’ordre général, c'est que les récentes annonces en matière d’investissement dans la défense sont les premières traductions concrètes des rapports Letta et Draghi. La commission européenne montre qu’elle a compris les enjeux, il s’agit d’un excellent signal. Pour le moment nous en voyons surtout les conséquences en matière d’investissement dans la Défense, mais cela ouvre des perspectives pour d’autres plans de relance, par exemple dans les infrastructures ou la transition énergétique. Ces deux rapports avaient été chaleureusement accueillis par les investisseurs, en particulier le rapport Draghi, mais les doutes persistaient sur la capacité des Européens à le transcrire.
Ces investissements vont-ils vraiment profiter à l’industrie européenne, donc à la croissance économique du continent ?
Pour l'instant, les premières intentions vont dans le bon sens et semblent alignées avec ce que l’on appelle la vision française. La grande crainte était que ces investissements soient utilisés pour acheter du matériel ou du software à des entreprises basées hors de l'Union Européenne. Or les annonces concernant les premiers 150 milliards d’euros du fonds européen de défense stipulent bien que les actifs américains, israéliens et anglais en seraient exclus. Seule nuance, la Corée du Sud n'est pas citée, ce qui est probablement une concession à la Pologne très impliquée dans l'achat d'armements, en particulier d'armements terrestres, auprès des industriels sud-coréens. Au total, donc, une partie de ces investissements profitera probablement à l’étranger mais plusieurs garde-fous ont été mis pour privilégier la base industrielle et technologique de défense (BITD) européenne.
L’industrie de défense européenne pourra-t-elle répondre à tous ces besoins ?
Pas en l’état, et nous voyons bien qu’il y a 2 axes principaux aujourd’hui, l'axe européen et l'axe français. L’axe dit européen communique beaucoup sur l’industrie de défense européenne mais, in fine, ce seront principalement les polonais, les allemands, les italiens et quelques pays hors de l’UE qui en profiteront. Par exemple, il est hors de question d’annuler ou même renégocier les achats de F-35, qui est aujourd’hui et de très loin le programme le plus lourd en termes de budget, impliquant de nombreux pays. Idem pour le ESSI (European Sky Shield Initiative) lancé par l’Allemagne mais qui embarquera des radars et vecteurs américains, israélien et allemand (pour le moins cher) ! Toutefois, certains programmes se dessinent au niveau du Vieux Continent comme CaMo, le programme belge de coopération avec l'Armée de Terre française sur les véhicules Scorpion, le SCAF (système de combat aérien du futur) ou encore le MGCS, qui profiteront aussi aux industriels européens.
L’axe français, lui, est encore balbutiant malgré les déclarations, bridé par la situation budgétaire. La BITD tricolore est solide, la France est aujourd’hui le second exportateur mondial d’armement, mais les mesures concrètes tardent face au retour de l’isolationnisme américain.
Quels seront les montants nécessaires en matière d’investissements ?
En France, l’objectif est un doublement du budget de la défense entre 2017 et 2030 et ce programme est jusqu’à présent respecté, ce qui a conduit à voir le budget des armées dépasser les 2% du PIB. À terme, avec les augmentations exceptionnelles à venir, nous arriverons à environ 100 milliards d’euros de budget de la défense pour la France, pensions comprises, ce qui en fera un budget important à l’échelle européenne, à la hauteur des enjeux. Seul bémol, cette augmentation a pour l’instant peu d’impact concret sur les commandes fermes d’équipements, mais les négociations sont en cours.
Comment va-t-on réussir à financer ces programmes ?
S’agissant du financement nous sommes encore dans une phase très politique et tactique. En proie aux difficultés budgétaires, le jeu des français consiste à accentuer les divergences entre les Etats-Unis et l’Union Européenne, ce que l’on observe à travers la multiplication de déclarations de l’Elysée mettant en garde Donald Trump contre certaines velléités d’expansion, par exemple au Groënland. Le but est d’isoler les européens les plus atlantistes et de mettre la pression sur les pays frugaux pour lancer un programme d’emprunt européen pour financer la Défense. En attendant, nous voyons fleurir quelques initiatives nationales qui sont certes intéressantes et symboliques, mais très limitées en termes d’impact réel. C’est notamment le cas, en France, de l’annonce autour d’un livret d’épargne destiné à financer des entreprises de la défense, qui s’adressera aux épargnants français à partir d’un certain montant (minimum 500 euros). Cet investissement se fera sous forme de private equity dans le capital des entreprises et il sera certes intéressant mais somme toute assez limité par rapport aux enjeux puisque le gouvernement vise environ 450 millions d’euros à terme.
Faut-il s’attendre à d’autres initiatives ?
Oui, clairement. Mais attention à ne pas se méprendre sur l’origine de ces investissements futurs. Il y a aujourd’hui 600 milliards d’euros disponibles sur les Livrets et certains imaginent qu’une partie vienne financer la Défense. Cela a peu de chance de se produire car cet argent est indispensable pour financer le logement social, dans un contexte où les promoteurs immobiliers sont à l’os. L’épargne des ménages et des institutionnels français sera plus probablement mobilisée via les grands fonds privés spécialisés dans le private equity ou la dette privée, qui pourraient par exemple prêter de l’argent aux industriels de la défense pour leur permettre d’investir dans de nouvelles unités de production. Ces investissements en dette pourraient être garantis en partie par l’Etat pour réduire le risque, à l’image de ce qu’il s’est fait pendant le Covid. Mis bout à bout, on réussira probablement à mobiliser quelques milliards d’euros d’épargne des français volontaires. Pour ces épargnants, il s’agira d’une bonne opportunité de diversification de leurs placements.
Il faudra donc faire davantage ?
Oui et cela se fera si la dépendance aux Etats-Unis diminue réellement : nous pourrons à ce moment-là envisager un nouvel emprunt européen. L’autre « game changer » au niveau français serait la création d’un fonds de pension, dont une partie pourrait être dédiée à la Défense, sur le modèle du Fonds de Réserve des Retraites (FRR) créé sous Lionel Jospin. Ce type de fonds pourrait mobiliser plusieurs dizaines de milliards d'euros en quelques années.
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