Vous dites que le capital a un genre, qu’entendez-vous par là ?
Ce livre est le résultat de vingt années de recherche. Ce travail a débuté bien avant que le constat de l’augmentation des inégalités de patrimoine entre les femmes et les hommes ne soit établi. Les modalités d’accumulation et de transmission des patrimoines familiaux, leurs liens avec l’organisation de la production domestique, n’intéressaient à l’époque qu’une poignée de chercheuses et chercheurs. On s’intéresse aux inégalités de patrimoine, de richesse et on sait qu’elles sont déjà très importantes. Elles sont plus importantes que les inégalités de revenus. En France, 10% des plus riches détiennent 55% de la richesse nationale tandis que la moitié de la population n’en détient que 5% . Nous avons étudié la détention de ce capital par les hommes et les femmes. Dans les enquêtes INSEE et les sources fiscales, les études sont faites à l’échelle du ménage, du foyer familial. Nous, on s’est demandé qui possède quoi ? On s’est rendu compte que le capital est plutôt détenu par les hommes, voilà pourquoi on est parti sur l’angle « le genre du capital ».
Entre les deux dernières moutures de l’enquête de l’INSEE, l’inégalité de patrimoine entre hommes et femmes a augmenté de 9% en 1998 à 15% en 2015, elle s’est creusée !
Les lois sur l’égalité salariale, l’accès des femmes de plus en plus diplômées à des postes importants pouvait suggérer que les inégalités allaient se réduire ?
Le constat que nous faisons à travers le patrimoine est que ce n’est pas le cas. Au contraire, cela va dans le sens d’un accroissement des inégalités. Cela se comprend par les évolutions démographiques. Si en 1998, l’inégalité de patrimoine était de 9%, la plupart des couples était mariés, sous le régime de la communauté de biens réduite aux acquêts. Autrement dit, on ne passe pas chez le notaire, tous les biens acquis dans le cadre du mariage appartiennent aux deux époux, c’est un puissant égalisateur de patrimoine entre les hommes et les femmes. Mais depuis les années 90, le nombre de couples qui se marient diminue et il y a des plus en plus de séparations. Qui dit séparation dit séparation du patrimoine.
Par ailleurs, chez les couples les plus riches, il y a de plus en plus de mariages sous le régime de la communauté de la séparation de biens, à travers un notaire. Cette individualisation du patrimoine liée aux évolutions matrimoniales est défavorable aux moins riches, c’est-à-dire les femmes : même si les femmes sont de plus en plus diplômées et font carrière, l’inégalité de revenus entre hommes et femmes reste persistante et l’inégalité de revenus est très importante pour les hommes et femmes en couple. Elle monte à 42% ! C’est énorme. L’inégalité est de 25% dans la population générale et, si l’on prend les hommes et femmes célibataires, l’écart n’est que de 9%. La conjugalité procure donc de l’inégalité économique qui était auparavant résorbée par l’institution du mariage, ce n’est plus le cas. Tout cela va à l’encontre des idées reçues, les gens estiment que l’égalité économique entre hommes et femmes va arriver toute seule. Pas du tout !
Quid de l’épargne, même évolution que le patrimoine ?
Quand on parle de patrimoine, c’est le stock que possède un individu à un moment donné. Le patrimoine s’acquiert par l’épargne et par l’héritage. Si l’on regarde la composition du patrimoine, qui est composée de biens financiers, immobiliers et fonciers et l’épargne d’entreprise, l’inégalité s’accroît sur tous les types de biens. Les hommes détiennent davantage de biens que les femmes, sur tous les types de biens mais c’est particulièrement vrai pour le patrimoine professionnel.
Quant au patrimoine financier, les hommes détiennent davantage d’obligations, d’actions que les femmes, c’est pareil pour le foncier. Le patrimoine le plus égalitaire, c’est le patrimoine immobilier et cela vient à nouveau du mariage. La résidence principale a été en effet acquise à deux en général. Si l’on regarde les placements immobiliers, tels que résidences secondaires ou parcs locatifs, on retrouve un avantage pour les hommes. Dès lors qu’il y a une inégalité de revenus persistante pour les hommes, ces derniers vont avoir une possibilité d’épargne plus favorable. Il y a une norme égalitaire très forte. On a l’impression que l’égalité économique est acquise, que les femmes doivent avoir une indépendance financière or elles gagnent 42% de moins que leur conjoint en moyenne. Il y a ainsi des femmes qui doivent payer la moitié du loyer ou du crédit de la maison alors qu’elles gagnent moitié moins que leur conjoint. S’ils font compte séparé, cela a des conséquences. De ce fait, les femmes épargnent moins. Cela se voit particulièrement au moment des séparations conjugales, cela constitue un moment d’appauvrissement des femmes, davantage que des hommes. La capacité d’épargne des femmes est donc moins forte.
Y-a-t-il des profils d’investisseur différents entre les hommes et les femmes ?
Les économistes ont regardé cet aspect. Mais c’est compliqué de statuer car elles ont des capacités d’épargne moindres tout simplement, elles ont moins la possibilité de se mettre à leur compte. Si l’on regarde ce qui se passe au moment de l’héritage, il n’y a pas de discrimination entre fils et filles au regard du code civil. En pratique, les filles héritent moins des biens structurants des successions, elles héritent moins des biens immobiliers, et des entreprises familiales. Elles apparaissent comme de moins bonnes héritières avec les reins moins bien solides financièrement pour maintenir le patrimoine familial, aussi parce qu’elles gagnent moins. C’est une espèce de cercle vicieux qui fait que le capital est davantage transmis aux hommes.
Quelles sont vos préconisations ? Que faudrait-il changer ?
Le livre pose un diagnostic, le plus précis possible. Une loi récemment est parue sur l’égalité économique. Nous avons été auditionnées en avril par l’Assemblée nationale. Mais cette loi est minimale. C’est bien de promouvoir les femmes dans les conseils d’administration mais cela ne suffira pas. Nous suggérons de revoir le dispositif de fiscalisation des pensions alimentaires et des prestations compensatoires. Elles constituent actuellement, pour les mères qui en bénéficient, des revenus imposables. Cela augmente éventuellement leur taux d’imposition, mais cela a surtout des effets sur le montant de nombreuses prestations (allocations familiales, tarif des cantines et accueil de loisirs, etc.).
Déduire les pensions alimentaires des revenus de l’un, pour les ajouter aux revenus de l’autre n’est pas neutre fiscalement. Parce que, plus pauvres en moyenne, les femmes seules avec enfants paient moins d’impôts en proportion de leur revenu. Résultat, ce que l’Etat perçoit en impôts en taxant la pension déclarée par les femmes est inférieur au cadeau fiscal accordé à leur ex-conjoint. Dans les années 1990, cette observation a d’ailleurs conduit le Canada à revoir le traitement fiscal des pensions alimentaires. Celles-ci ont été défiscalisées pour le parent qui les reçoit et non déductibles pour celui qui les verse. « Le Québec a ainsi réalisé 75 millions de dollars de recettes fiscales supplémentaires en 1995 ».
Plus généralement, nous suggérons de revoir la politique fiscale de telle sorte que les revenus des femmes soient traités comme ceux des hommes. De plus en plus de couples se pacsent ou se marient en séparation de biens, et individualisent ainsi leurs revenus et leur patrimoine. Pourtant, pour ces couples, le taux d’imposition sur le revenu est généralement calculé à l’échelle conjugale, de telle sorte que les femmes qui gagnent moins payent un taux d’imposition plus élevé que si elles étaient seules. A l’inverse les revenus des hommes, plus importants, gagnent fortement à ces taux conjugalisés. Le taux d’imposition par défaut devrait être un taux individualisé.
Nous remarquons, que la proposition de loi cherche à favoriser l’entrepreneuriat des femmes en introduisant des objectifs de mixité dans la politique de soutien à la création et au développement des entreprises. C’est une bonne chose puisque les femmes ont davantage de mal à se mettre à leur compte, du fait de ces inégalités successorales et de discriminations dans différents milieux professionnels. Cependant, il faudrait une politique plus ambitieuse pour que l’accès des femmes à l’indépendance professionnelle ne constitue pas juste une sortie artificielle du chômage, dans des conditions de vie et de travail plus précaires que celles qu’assurent le salariat. En effet, actuellement, les femmes sont à la tête des entreprises les plus petites et les plus fragiles économiquement.
Parlez nous de ces inégalités maintenant. Comment la situation a-t-elle évolué Post Covid ?
Le Covid est un miroir des inégalités et a accentué toutes les inégalités. Certaines ont été médiatisées. Par exemple, l’inégalité de prise en charge du travail domestique ; l’une des raisons qui fait que les femmes gagnent 42% de moins que leur conjoint est qu’elles prennent en charge un travail domestique gratuit. Cela s’est vu avec la crise du Covid. Quand les écoles se sont arrêtées, celles qui ont ralenti le travail, qui se sont occupés de enfants, des repas supplémentaires. Celles qui ont pris le travail supplémentaire, ce sont les femmes. Ce qui est plus inquiétant, c’est la suite. Les solutions envisagées en post-Covid vont accentuer aussi les inégalités. Ainsi Bruno Le Maire a annoncé une réduction de la fiscalité sur les successions, cela va accentuer les inégalités entre les plus riches et les plus pauvres mais aussi entre les fils et les filles puisque les fils reçoivent davantage de succession, de donations. Idem sur la réforme des retraites qui est à nouveau d’actualité qui était très inquiétante pour les femmes dans sa première mouture. Elles cotisent moins durablement, moins continument, elles se retrouvent, du fait de la fragilisation des liens conjugaux, la vieillesse sans les filets de sécurité qui existaient auparavant comme les pensions de conversion.
Donc il y a l’effet du Covid mais pas seulement ! Tout le monde a envie d’afficher une égalité mais le passage à l’acte est beaucoup plus compliqué.
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