Jean-Marc Daniel, vous publiez « L’argent Magique ». Un ouvrage qui revient sur les milliards d’endettement levés pendant la crise Covid, le fameux concept de l’ »argent magique » a été conforté par la formule « quoi qu’il en coûte » du président. Y-a-t-il de la magie en économie ?
Au début du livre, je cite Michel Chevalier, qui était professeur d’économie au Collège de France au moment de la Révolution de 1848. Dans sa leçon inaugurale de 1849, il déclarait :
« La nation française brille par l’éclat et la fécondité de son imagination. C’est le secret de ses triomphes dans une glorieuse carrière, celle des lettres et des arts. C’est une des causes de l’ascendant qu’elle a exercé tant de fois sur le monde. C’est sa force mais c’est aussi, malheureusement, sa faiblesse. Elle a la passion du merveilleux. Le soudain et l’imprévu la charment et l’entraînent. (…) Or précisément, l’économie politique est une des branches de l’arbre des connaissances humaines où l’imagination a le moins de place. Elle se méfie du merveilleux, et le repousse. Elle traite par le procédé d’une froide analyse les importantes questions qui sont plus particulièrement de son ressort, celles qui touchent à la condition matérielle des hommes et à la richesse des sociétés. L’économie ne fait aucun cas de la pierre philosophale et de la panacée. Et chez nous, plus que chez d’autres peuples, on croit volontiers à ces merveilles. »
Je dénonce dans le livre le fait que la réflexion économique est aujourd’hui envahie par le retour en force de la pensée alchimiste, cette pensée qui postule l’existence de la pierre philosophale dont parle Michel Chevalier et la possibilité offerte par cette pierre philosophale de fabriquer de l’or.
Les politiques dites de soutien à l’économie mises en place pour essayer de limiter les conséquences de la Covid-19 illustrent ce retour. Elles ont consisté essentiellement à maintenir les revenus en substituant de la dette, publique ou privée, au travail. Or un des fondements de la science économique est d’affirmer que la création de richesse vient du travail rendu efficace par l’incorporation de progrès technique dans le capital physique. La conviction que « l’argent magique » résout les problèmes est dramatique. Le déficit budgétaire qui nourrit l’augmentation de la dette publique peut être utile mais il faut avoir conscience qu’il se contente de masquer les problèmes et de les différer dans le temps.
Vous parvenez à proposer une initiation sérieuse à l’économie monétaire et, en même temps, un pamphlet contre le courant économique en vogue. Celui-ci prétend sauver les économies du désastre par la création monétaire et l’accumulation de dette publique autorisée par les banques centrales. Quel est l’enjeu de cette problématique ?
J’essaie surtout d’expliquer quelque chose qui est souvent mal connu, à savoir le mécanisme de la création monétaire. Quand on parle d’argent magique, il s’agit de l’augmentation ex nihilo de la masse monétaire. Il faut bien comprendre que cette augmentation, c’est-à-dire la création de monnaie, est désormais déconnectée de toute référence matérielle. La masse monétaire s’accroît chaque fois qu’une banque commerciale, une des banques que l’on qualifie de banques de « second rang » et non pas la banque centrale, octroie un crédit. Les économistes résument cela dans la formule « les crédits font les dépôts ». Son côté magique tient à ce que cet argent vient de nulle part, comme dans un tour de prestidigitation. En pratique, les crédits concernés plus précisément par cette notion d’argent magique sont ceux qui sont consentis à l’Etat. En effet, il paraît assez naturel d’affirmer qu’« il n’est de richesse que d’hommes », alors que le présupposé fondamental de « l’argent magique » est que l’on peut substituer la dette publique au travail humain.
L’annulation pure et simple des dettes publiques est-elle une hypothèse réaliste ?
On entend en effet proposer, pour réduire le montant des intérêts versés par les Etats, d’annuler une partie de la dette publique. Jadis, on appelait cela une banqueroute ; aujourd’hui, on parle pudiquement de « haircut » … ! Quel que soit le terme employé, la banqueroute reste, pour reprendre une expression célèbre de Mirabeau dans un discours à l’Assemblée constituante de septembre 1789, « hideuse », car elle spolie les épargnants. Et la Constitution de la IIe République, promulguée en novembre 1848, dont nul ne peut contester le caractère démocratique, stipulait dans son article 14 :
« La dette publique est garantie. Toute espèce d’engagement pris par l’Etat avec ses créanciers est inviolable. »
Nos dirigeants qui ont sans cesse le mot « République » à la bouche devraient s’en souvenir…
En fait, pour l’instant, on propose surtout d’annuler la part de la dette détenue par la banque centrale. Mais cette annulation aurait un résultat globalement négatif. Cette annulation serait inutile sur un plan strictement financier car elle n’aurait aucun avantage pour l’Etat. En effet, la banque centrale lui reverse les intérêts perçus sur la dette qu’elle détient, ce qui la rend gratuite. En revanche, elle serait néfaste sur le plan politique car elle romprait avec la logique de la Constitution de 1848 et sèmerait le doute et l’inquiétude chez les épargnants. Il ne faut pas oublier que l’essentiel des contrats d’assurance–vie détenus par les Français a pour contrepartie de la dette publique.
En quoi l’endettement planétaire sans précédent menace-t-il l’économie ?
La réponse réside d’abord dans ce principe fondateur de la science économique qu’est l’égalité entre l’offre et la demande. Toute dépense publique non financée par un prélèvement sur la dépense privée augmente la demande. Si cette augmentation se pérennise, elle entraîne soit un apport d’offre extérieure, c’est-à-dire un creusement du déficit commercial, soit une possibilité offerte au système productif d’augmenter ses prix, c’est-à-dire une relance de l’inflation. Elle réside ensuite dans le fait que l’augmentation de la dette publique provoque des anticipations négatives chez les acteurs privés. Dans un premier temps, le réflexe d’épargne pour affronter un avenir fiscal rendu incertain par l’accumulation de dette conduit à une augmentation du prix des actifs dont les bulles immobilières sont les traductions les plus manifestes. C’est ce que les économistes appellent l’« équivalence ricardienne ».
Dans un second temps, ces anticipations négatives érodent la crédibilité de la monnaie. Les pays qui, comme le Liban, ont vu leur devise disparaître au profit du dollar du fait de l’emballement de l’endettement public sont certes encore rares. Néanmoins, ce qui est clair, c’est que nous assistons à un retour en force de l’or. On voit ce retour en force au travers de l’envolée des cours de ce métal précieux.
Du VIe siècle avant JC à 1976, la monnaie était référencée sur l’or. Celui-ci reste dans l’inconscient collectif le symbole ultime de la monnaie. Il avait un avantage : sa rareté car elle constituait un garde-fou et évitait les augmentations sans limite de la quantité de monnaie en circulation.
Il avait néanmoins un inconvénient : cette même rareté qui pouvait conduire à la déflation. Si bien que les Etats-Unis ont pu l’éliminer sans réelle opposition à compter de 1976. Mais en nous débarrassant de l’or, nous avons supprimé toute discipline, d’autant plus que, dans beaucoup de pays, les décideurs semblent ignorer que la monnaie n’est pas la richesse mais sa mesure. Et cette absence de discipline commence à inquiéter les populations.
Couramment, on accuse le déficit de mettre à mal la solidarité entre les générations. On entend dire que la dette publique est un fardeau qu’une génération transmet à une génération future mais ne peut-on dire, dans une certaine mesure, que la dette est une source de revenus pour les épargnants ?
De fait, on entend dire souvent que la dette publique est un fardeau qu’une génération transmet à la génération future. Cette assertion, qu’il est manifestement de bon ton de rappeler dès que l’on parle de dette publique, est plus que contestable. Dès le XVIIIe siècle, Jean-François Melon en avait montré le caractère approximatif. Il est le secrétaire de John Law au moment où celui-ci mène au début du règne de Louis XV, une politique de monétisation de la dette publique. Cherchant à se justifier après la déroute de Law, il donne sa vision de ce qui s’est passé dans un Essai politique sur le commerce qui paraît en 1734. Dans ce livre, il énonce cette formule devenue une référence :
« Par la dette publique, le pays se prête à lui-même. »
Melon insiste sur le fait que la dette publique ne réalise pas un transfert d’une génération à l’autre mais d’un groupe social – les contribuables – vers un autre – les détenteurs de titres publics –, qui perçoit les intérêts.
Cela signifie que, si la dette pénalise ceux qui paient les impôts, elle est simultanément une source de revenus pour les épargnants. Elle est moins un problème de relation entre jeunes et vieux qu’entre cigales et fourmis. La dette publique n’opérant pas un transfert entre les générations mais un transfert social dans la génération qui suit celle qui a émis les emprunts, elle constitue un mécanisme antiredistributif.
En langage économique moderne, on parle de « Robin Hood reversed », c’est-à-dire d’une situation où l’État joue un rôle inverse de celui de Robin des Bois, puisqu’il prend de l’argent aux pauvres pour le reverser aux riches. En effet, les intérêts sont perçus en général par la partie la plus aisée de la population tandis que les impôts sont payés par tous. C’est pour cela qu’au XIXe siècle les partis de gauche réclamaient l’équilibre budgétaire au nom de la nécessité de protéger les pauvres des générations futures.
Paradoxalement, aujourd’hui, ce sont des économistes et des hommes politiques qui se réclament de la gauche qui se font les défenseurs les plus actifs de l’endettement public.
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