Le Cercle des Épargnants (Jean-François Estienne)
Un article des Échos commence rarement par «Appauvrir les épargnants ». Mais à la lecture de votre article paru le 13/09/2019 on comprend qu’il s’agit de la recherche d’une solution au nexus qui préoccupe bien du monde en Europe continentale et que le Japon n’a pas résolu. En tout cas, pas par un apport à la théorie économique, après plusieurs décennies dans cette trappe.
À travers les travaux de l’économiste allemand Jean Silvio Gesell, redevenu à la mode aussi outre-Atlantique pour être l’inventeur de la monnaie non seulement fongible, mais périssable, quelle est votre quête, comme économiste ?
Mathilde Lemoine, Group Chief Economist d’Edmond de Rothschild et professeur de macro-économie à l’Institut de Sciences Politiques de Paris : « Il faut tout d’abord essayer de poser le bon diagnostic. Au moment de la crise de 2008 et au cours des années suivantes, les chefs d’États et de gouvernements ont considéré à tort que le choc était temporaire et conjoncturel, ce qui explique la politique monétaire menée actuellement. L’erreur a été de ne pas intégrer la perte permanente de revenu et de consommation due à la crise. En France par exemple, le PIB par habitant est encore 14% inférieur à celui que nous aurions pu observer s’il n’y avait pas eu de crise. Il n’a augmenté que de 0,4% par an depuis 2007 ! L’ampleur de la crise et sa durée ont engendré des effets d’hystérèse (1) sur le marché du travail et un vieillissement du stock de capital qui pèsent sur la capacité de production potentielle des économies et sur la croissance tendancielle.
Ne pas considérer la chute du niveau d’activité potentielle a limité l’usage et l’efficacité des politiques budgétaires. C’est ainsi que les chefs d’état et de gouvernement ont poussé les politiques monétaires dans leurs retranchements. Les banquiers centraux ont été contraints d’utiliser des outils non conventionnels. Jusqu’à l’emploi de cet instrument jusqu’alors non usité, le taux négatif. Avec l’espoir que les taux négatifs allaient changer les comportements des ménages, en les poussant à consommer plus. Pour l’instant, nous avons plutôt assisté à une hausse du taux d’épargne comme le laissait attendre le paradoxe de l’épargne, déjà identifié par Keynes et ici encore vérifié. Avec des taux négatifs et une rémunération de l’épargne faible, les épargnants préfèrent épargner plus que consommer plus. Ils récupèrent ainsi un peu de rendement de leur épargne afin de faire face à l’incertitude accentuée par les taux négatifs. Mais un tel comportement engendre un effet récessif sur la demande contraire à l’objectif des banquiers centraux. Du côté du programme d’achats de titres (Asset purchase programme), certains effets pervers peuvent également apparaître. En achetant des obligations d’entreprises, souveraines ou encore d’autres types d’actifs, les banques centrales modifient leurs prix relatifs. Par exemple, en achetant plus d’obligations d’entreprises d’infrastructure par exemple, de fait, la BCE diminue la prime de risque de ces entreprises et peut donner l’impression que ces entreprises sont moins risquées qu’elles ne le sont réellement. L’épargnant doit naviguer dans un tel environnement et se retrouve démuni, car le prix des actifs (obligations ou actions), reflète une réalité biaisée par l’intervention des banques centrales dont il n’a que partiellement connaissance.
Malheureusement, la recherche est encore balbutiante sur les effets collatéraux des politiques non conventionnelles même si elle est plus avancée sur l’influence de taux d’intérêt quasi nuls. Je trouve indispensable que les banques centrales et la BRI (2) aident au développement de ce genre de travaux pour essayer de mieux comprendre les effets secondaires de leurs politiques, mais surtout pour permettre aux épargnants d’avoir une meilleure visibilité des risques réels qu’ils encourent ».
Le Cercle des Épargnants
Le Graal actuellement recherché est celui qui permettrait de mobiliser l’épargne de précaution vers le financement de l’économie réelle. Vous distinguez politique monétaire et politique économique. Quels sont les enjeux de l’apparent déplacement des champs de pouvoir que vous constatez ? Et quelles en sont selon vous les conséquences pour l’épargnant individuel continental, classiquement en faible appétence pour le risque ?
Mathilde Lemoine : « Il faut que le couple rentabilité/risque les satisfasse ! Si les taux d’intérêt de long terme sont faibles, c’est parce que l’épargne est trop abondante et l’investissement insuffisant. Pour accroître la rentabilité de l’investissement, il convient de diminuer son coût grâce à des dispositifs fiscaux comme l’ont fait les États-Unis. Cela incite de facto les épargnants à investir davantage dans l’économie réelle, car ils peuvent en attendre une rentabilité plus élevée et en conséquence une rémunération du risque et de l’illiquidité. Il ne faut pas oublier que la faiblesse des taux d’intérêt a aussi pour effet d’inciter les ménages à garder leur épargne sous forme de dépôts monétaires, car la préférence pour la liquidité est forte et le risque non rémunéré. Quand on évoque l’appétence des épargnants, il faut aussi leur proposer des rémunérations plus importantes quand ils prennent plus de risques.
Pour cela, il n’y a pas de secret : c’est plus facile quand les perspectives d’investissement ont une rentabilité plus forte. Et c’est le cas aux États-Unis, grâce à cette politique fiscale de baisse d’impôt sur les sociétés conditionnée à des investissements productifs, certes polémique. Mais aussi parce que les perspectives de croissance y sont deux fois plus élevées qu’en zone euro. C’est donc une dynamique fort différente. En Europe, il faut d’abord cesser de faire porter la faute sur l’épargnant. Il est préférable de considérer ce qu’on lui propose… Si les politiques économiques génèrent plus de croissance et moins d’incertitude, les épargnants auront plus envie d’investir dans l’économie réelle. C’est un préalable indispensable.
Vient ensuite la question de l’orientation « étatisée » de l’épargne. Il existe une concurrence classique entre le secteur public et le secteur privé. En Europe, du fait de la taille du déficit, notamment en France, l’État est en concurrence avec d’autres acteurs tout en étant considéré comme un émetteur sans risque. L’épargnant est rationnel et il a le droit de ne pas vouloir perdre ou risquer une partie de son capital. Si l’on veut inciter ceux qui ont un niveau de richesse un peu plus élevé à investir dans l’économie, il convient de les rassurer quant aux perspectives de croissance et d’inflation. Or les banques centrales laissent entendre qu’elles ne parviennent pas à redresser les anticipations d’inflation, ce qui limite drastiquement l’envie d’investir et de consommer. Elles attendent des acteurs économiques qu’ils les croient sur parole, mais ils restent attentistes !
Par ailleurs, les épargnants sont de plus en plus sensibles à la destination et à l’impact de leurs placements. Les produits d’épargne orientés vers la transition environnementale et l’impact social se développent et rencontrent un public. Je pense qu’il revient à l’État, comme superviseur du secteur financier, d’harmoniser rapidement la mesure de l’impact environnemental des investissements. L’épargnant ne se trouverait ainsi plus démuni comme actuellement, dans un environnement où chaque institution financière a sa propre définition de cet impact. Il faut des normes, qui permettent de communiquer à l’épargnant, au-delà de la nécessité de prendre des risques, des éléments lui permettant de comprendre la destination de son épargne et l’impression d’en avoir un meilleur contrôle. »
Le Cercle des Épargnants
On évoque beaucoup, à juste titre, les taux négatifs. Mais on parle bien peu des taux réels. Or, même le Japon ne conjugue pas une inflation significative et des taux bas, voire négatifs, contrairement à l’Europe, où l’inflation n’est pas nulle. Cela en dit peut-être long sur l’illusion monétaire et la nécessaire « redécouverte » de l’économie réelle. Peut-être un peu comme du temps de Keynes, qui appréciait les travaux de Silvio Gesell. Qu’en pensez-vous ?
Mathilde Lemoine : « Les décisions des agents économiques se prennent en fonction des taux réels même si le rémunération apparente nominale des placements a une influence. Aujourd’hui, les taux réels et nominaux sont proches, car l’inflation anticipée est faible. Si les taux d’intérêt sont faibles, c’est parce que les perspectives de rendement du capital sont faibles et la population vieillissante, mais également, car les agents économiques ne prévoient pas de tensions inflationnistes. Ils ne croient pas à la réussite de la politique monétaire. Mais cela peut évoluer puisque les prévisions sont largement influencées par la situation actuelle de mon point de vue.
Alors, le taux réel, même négatif, ne suffit pas à pousser les épargnants ou les entreprises à investir. Les taux d’intérêt ne reflètent pas seulement le coût de l’emprunt, mais aussi la faiblesse des perspectives de croissance et de la consommation future. Toutefois, les agents économiques peuvent être victimes d’illusion monétaire, c’est-à-dire réagir sur des taux nominaux et mal appréhender les variations de prix relatifs. Même dans ce cas le signal n’est pas bon non plus puisque plus les taux sont bas, plus les acteurs économiques sont censés préférer la liquidité !
Nous sommes toujours dans la phase de répression financière. C’est-à-dire qu’au-delà de la macroéconomie, les banques centrales continuent à contrôler non seulement les taux à court terme, mais aussi la courbe des taux, en faisant en sorte que les taux à long terme restent eux aussi faibles par leurs achats d’obligations. Cette politique de répression financière a pour objectif de faire en sorte que la croissance nominale accélère plus rapidement que la charge de la dette afin de permettre une réduction de la dette en pourcentage du PIB ».
Le Cercle des Épargnants
Le départ de Mario Draghi de la présidence de la BCE s’est effectuée dans une ambiance peu conforme à l’atmosphère feutrée que veulent montrer les Banques Centrales. La nouvelle Présidente, Christine Lagarde, alors Présidente du FMI a dû gérer certaines crises, comme celle de la Grèce. Et s’est rendue célèbre en souhaitant qu’il y ait « des adultes dans la salle », quand certains dirigeants européens perdaient leur sérénité. Si vous deviez suggérer une politique à Madame Lagarde, quelle serait-elle ?
Mathilde Lemoine : « Les tensions au sein du Conseil des gouverneurs ne constituent pas la principale difficulté même si elles sont médiatiques. Au-delà de l’objectif de stabilité des prix, le véritable enjeu est une plus grande intégration financière européenne. C’est seulement ainsi que la Banque centrale européenne retrouvera des marges de manœuvre et pourra cesser la fuite en avant que nous observons.
L’une des grandes avancées de Mario Draghi, c’est de s’être battu pour imposer une supervision financière européenne. C’est un élément déterminant de la force et de la crédibilité de l’euro en tant que monnaie et aussi de la stabilité économique de la zone. Toutefois, malgré des avancées incontestables l’Eurosystème n’est pas parvenu à faire repartir les flux de capitaux entre les pays de la zone euro, les investisseurs privilégiant leurs marchés domestiques. Cette fragmentation financière affecte, en particulier, le système bancaire. Les activités sur le marché interbancaire comme celles des prêts de long terme entre banques de la zone euro n’ont cessé de se réduire depuis 2012. Début 2019, 59.2% des titres des entreprises et des États détenus par les banques étaient de leur propre pays. La proportion n’était que de 38% en 2006 ! La tendance est la même pour les prêts interbancaires puisque les prêts entre institutions financières du même pays représentaient 60,3% des prêts interbancaires début 2019 contre 48% en 2006. On assiste à une « renationalisation » des marchés financiers au sien de la zone euro. De plus, si les taux d’emprunts des acteurs privés entre les différents pays de la zone euro ont fini par converger, le crédit bancaire évolue de façon très différente. Cela contraint la BCE dans l’exercice et la mise en œuvre d’une politique monétaire moins expansionniste et d’un éventuel relèvement des taux d’intérêt. Par ailleurs, l’insuffisante harmonisation des règles régissant les activités financières en zone euro entrave l’allocation optimale des flux financiers et participe du surplus d’épargne de la zone euro dans son ensemble. La fragmentation des marchés financiers réduit le potentiel de diversification des agents économiques de leur épargne et les « désincite » à investir dans les actifs plus risqués.
Pourtant, les chefs d’État et de gouvernement veulent conserver au niveau national la définition des normes et de la réglementation financière. La nouvelle présidente de la Banque Centrale Européenne va devoir parvenir à renforcer l’intégration financière pour éviter à la Banque centrale de pérenniser la fourniture de liquidité de long terme aux banques et lui redonner des marges de manœuvre. Dans ce but, elle devra privilégier la logique communautaire avant la logique intergouvernementale ».
(1) ou hystérésis, propriété d’un système qui tend à demeurer dans un certain état quand la cause extérieure qui a produit le changement d’état a cessé (NDLR).
(2) BRI : Banque des Règlements Internationaux, dont les actionnaires sont les banques centrales (NDLR).