Tout, ou à peu près tout, a été dit sur la question des territoires défavorisés de la République. Je n’avais pas envie d’ajouter ma voix à ce concert d’explications. La violence n’est pas légitime, et toute explication en est, qu’on le veuille ou non, une justification. Comprendre, c’est déjà excuser. Mais le phénomène a ceci de particulier qu’il met en présence des acteurs qui ont tous tort : les architectes d’avoir conçu des lieux de vie monstrueux, l’Etat d’avoir laissé se développer jusqu’à l’extrême la ségrégation urbaine, les « jeunes » des banlieues d’utiliser la violence.
L’ethnicisation des conflits conduit à deux attitudes contradictoires. L’une de rejet de minorités supposées inintégrables, l’autre de compassion à l’égard de populations pour lesquelles la République aurait manqué à ses devoirs. C’est une autre voie que je voudrais emprunter, éloignée des bons sentiments et à distance abyssale de la bête immonde du racisme : quels sont les facteurs objectifs qui conduisent à la ségrégation et à la désaffiliation ? J’avais, en 2003, avec deux autres économistes – Eloi Laurent et Joël Maurice -, remis au premier ministre un rapport sur le sujet (« Ségrégation urbaine et intégration sociale »). Un de plus. L’industrie des rapports est d’autant plus florissante que les problèmes dont ils font l’objet ne sont pas résolus. Le dysfonctionnement central de nos sociétés est, depuis au moins un quart de siècle, le chômage de masse. Certes, chacun le sait, mais la permanence du problème donne à son évocation une si forte impression de déjà-vu qu’elle produit de l’ennui par effet de répétition. Pourtant, comme nous l’écrivions dans ce rapport, « le chômage de masse est comme u n « trou noir » en expansion au coeur de notre système qui engloutit toutes les logiques d’intégration ». Car, en éloignant des populations de l’emploi, il contribue à dissocier les « lieux » des banlieues, le présent de l’avenir. Pour le comprendre, il faut penser le chômage comme composé de plusieurs files d’attente aux différents guichets des entreprises et des administrations.
Ces guichets sont ordonnés par qualification et par diplôme. Les files d’attente sont d’autant plus longues que les qualifications sont faibles. La persistance d’un chômage de masse signifie que la longueur de ces files d’attente est à peu près constante dans le temps. Mais elles ne fonctionnent pas selon le principe : premier arrivé premier servi. Les personnes y sont placées selon les critères de recrutement des entreprises. Si l’on considère le guichet des travailleurs qualifiés, la place de chacun dépendra du prestige de son diplôme, des emplois qu’il a précédemment occupés, de son carnet d’adresses ou de celui de ses parents, des épisodes de chômage qu’il aura connus, de son sexe, de son âge, parfois de critères encore moins dicibles. Une femme de 50 ans, à égalité de diplômes, aura moins de chances d’arriver au guichet qu’un homme de 50 ans, et ce dernier moins de chances d’y arriver qu’un homme de 35 ans.
Devant le guichet où la file d’attente est la plus longue – celle des travailleurs les moins qualifiés -, tous les critères précédents seront pris en compte, mais la pondération de ceux externes à la capacité de travail de la personne y sera beaucoup plus forte : l’adresse, la consonance du nom, l’apparence physique, etc. Or il se trouve que les étrangers ou « supposés tels » – quelle terrible expression pourtant couramment admise – sont surreprésentés dans la catégorie des travailleurs les moins qualifiés, donc dans les territoires où ces derniers sont, eux-mêmes, surreprésentés.
Un déséquilibre social tel que le chômage n’est jamais abstrait, en ce qu’il a nécessairement une inscription spatiale. Il s’ensuit que les travailleurs les moins qualifiés, habitant à la périphérie des villes, dont le nom est à consonance étrangère, se trouveront systématiquement relégués aux dernières places de la file d’attente. Ce phénomène de discrimination n’a pas grand-chose à voir avec l’immigration, mais tout à voir avec la longueur persistante des files d’attente.
A supposer même que la population fût parfaitement homogène quant à ses origines, d’autres critères de différenciation auraient été inventés : c’est que tout processus de sélection devient d’autant plus complexe, d’autant plus arbitraire que l’espace des choix – longueur de la file d’attente – est étendu. Autrefois, on aurait discriminé selon la région d’origine, la profession des parents, le lieu de résidence, la religion et autres caractéristiques encore moins avouables.
SÉGRÉGATION URBAINE
Le problème est que la discrimination, lorsque le phénomène qui lui a donné naissance persiste, peut trouver ex post sa justification. Les individus stigmatisés, regroupés en des lieux où le taux de chômage est beaucoup plus élevé que la moyenne nationale et l’emploi moins rémunérateur, perçoivent que leur chance d’intégration dans les espaces sociaux – travail, école, équipements collectifs – se réduit comme peau de chagrin. Certains d’entre eux peuvent alors être tentés par une intégration de substitution – économie souterraine, bandes organisées, communautarisme, etc. – qui valide, en quelque sorte, la ségrégation dont ils sont l’objet. Car en ces territoires de la République, les services publics ont davantage de mal à fonctionner, notamment dans le premier d’entre eux, l’école. L’éducation est par essence une promesse d’avenir que la discrimination rend difficile à tenir. L’incitation des adolescents à y prendre part est d’autant plus faible qu’ils ont l’impression de participer à un jeu de dupes, tant leur avenir est déprécié.
Il n’existe pas de réponses clés en main au problème de la ségrégation urbaine. Toutes celles qui ont été discutées depuis les événements vont dans la bonne direction, mais restent partielles. Si, au grand banquet de l’emploi, il n’existe pas assez de places assises et trop de demi-strapontins, il faudra bien dans nos sociétés civilisées trouver des territoires où mettre les personnes « en surplus ». Mais, ce faisant, on aggrave en même temps la distance sociale et la distance physique à l’emploi pour les catégories les plus défavorisées de la population. Or, de tout temps, les villes ont été caractérisées par l’existence de quartiers riches et de quartiers pauvres. Mais ce phénomène ne devient ségrégation que lorsque la mobilité entre les uns et les autres est restreinte ou empêchée. C’est précisément ce qu’accomplit l’allongement des distances à l’emploi. C’est donc dans toutes les dimensions de la mobilité qu’il convient d’agir pour remettre la société en mouvement, et notre acceptation implicite du chômage qu’il convient de combattre parce qu’elle contribue à rendre effectives des discriminations qui, autrement, seraient restées virtuelles.